ΒΙΟΓΡΑΦΙΚΟ
Guillaume Bady, né en 1973, laïc, résidant à Lyon, chargé de recherche au CNRS (UMR 5189 HiSoMA) depuis 2003, directeur des Sources Chrétiennes depuis 2017, chargé de cours à l’Institut Catholique de Paris depuis 2003 ainsi qu’à l’Université catholique de Lyon depuis 2010 ; secrétaire général adjoint et webmestre de l’Association et des Éditions Migne de 2000 à 2013 ; ancien élève de l’École normale supérieure (rue d’Ulm, Paris, 1993-1999), ancien élève de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (1997-1998), agrégé de lettres classiques (1995), docteur de Université Lumière – Lyon 2 (« Le commentaire inédit sur les Proverbes de Salomon attribué à Jean Chrysostome : introduction, édition critique et traduction », sous la direction de Monique Alexandre, 2003), titulaire d’une maîtrise en théologie catholique (Université catholique de Lyon, 2013).
e-mail : gbady@free.fr
ΕΙΣΗΓΗΣΗ
L’hymne de Philippiens 2, 5-11 chez Jean Chrysostome
Guillaume Bady, HiSoMA-Sources Chrétiennes, Lyon
L’hymne au Christ au chapitre 2 de la Lettre aux Philippiens, source privilégiée pour le développement de la christologie, était déjà au cœur des réflexions et des débats chez les Pères de l’Église. Ils la citent abondamment, mais peu en ont laissé un commentaire suivi, comme Jean Chrysostome. Pourtant, celui-ci est absent de beaucoup d’études occidentales sur l’histoire du dogme. Or son renom comme théologien est attesté dès avant Chalcédoine en 451 et il reste ensuite une référence dogmatique majeure. Mais ce point est sans objet chez les orthodoxes qui n’ont jamais cessé de vénérer Chrysostome comme théologien. Du reste, cela fait déjà des décennies que le lamento semble de rigueur pour déplorer la façon dont celui qui passe pour un simple « moraliste » se voit dénier son intérêt comme dogmaticien dans les études patristiques occidentales modernes. Et les choses ont tout de même changé. Sa christologie, en particulier, a suscité plusieurs travaux importants, depuis le début du 20e siècle – sans parler de toutes les publications orthodoxes qui restent trop mal connues des patrologues non orthodoxes ; dans toutes ces études, l’hymne au Christ ne tient qu’une place réduite, mais elle l’est dans plusieurs études sur ce sujet précis.
Pourquoi revenir à présent sur le sujet ? Parce que dans le cadre du projet d’édition des Homélies sur Philippiens, j’ai mené une étude systématique de l’utilisation de la Lettre aux Philippiens chez Chrysostome ; en combinant les données de Biblindex et des recherches sur des mots ou groupes de mots de chacun des versets dans le TLG, sans prétendre à l’exhaustivité la moisson d’occurrences de Ph 2,5-11 en dehors des Homélies sur Philippiens est passée de 15 à 59 passages. À l’évidence les versets de la péricope sont le plus cités de l’épître, pour laquelle on peut compter 360 références, dont 149 pour le chapitre 2. Sur cette base, il y a place pour une nouvelle analyse.
Une exhortation à l’humilité
La cohérence de l’exégèse chrysostomienne se veut fidèle à celle de l’épître. Ce que nous appelons « hymne au Christ » ne se trouve pas isolée chez l’Antiochien, pas plus que chez les autres auteurs anciens, qui ne semblent pas avoir eu conscience ni des questions d’authenticité paulinienne ni du caractère poétique de ces versets. Aucune citation chez Chrysostome ne comporte d’un seul tenant les versets 5 à 11 ; si les versets 6, 7 et 8 sont ceux qui reviennent avec le plus de régularité, ils le sont plus d’une fois ensemble, en duo ou en trio, et 5 fois en combinaison avec le verset 3. Le verset 4 qui, parfaitement absent des Homélies sur Philippiens, se lit à 9 reprises ailleurs, ne leur est jamais associé : on a peut-être là l’indice d’une péricope ancienne, que d’ailleurs le « découpage » des Homélies sur Philippiens refléterait. Les versets 1 à 3 occupent l’homélie 3, les versets 5 à 7 l’homélie 6, les versets 5 à 11 l’homélie 7, les versets 12 à 18 l’homélie 8, les versets 19 à 30 l’homélie 9.
Dans les homélies 6 et 7 sur Philippiens, les réflexions dogmatiques prennent place au sein d’un discours parénétique. L’homélie 6 l’annonce bien : par l’exemple du Christ Paul « exhorte » les Philippiens « à l’humilité ». Après un commentaire dogmatique et apologétique de Ph 2,5-7, le pasteur revient au thème de l’humilité en commentant Ph 2,3 sur un mode parénétique. Ce qui pourrait passer pour un « retour en arrière » révèle plutôt le souci de l’acolouthie du texte : le Christ ne saurait s’abaisser avec humilité si son origine n’était naturellement élevée. Cette attention au verset 3 permet à l’exégète de mieux revenir aux versets 6 et 7, ce que le prédicateur fait à nouveau dans l’homélie 7. Et à la fin de celle-ci, il consacre sa parénèse à l’humilité contre l’orgueil.
Dans les autres textes, c’est l’humilité qui est mise en avant, avec des termes comme « exhortation », « conseil » : on est loin de la dissertation christologique !
Une défense de la divinité du Fils
Face à l’humilité du Christ éclate sa divinité, que Chrysostome entend défendre contre ses adversaires. Les homélies 6 et 7 concentrent la somme de son exégèse, mais sans exhaustivité. Ainsi dans l’homélie De consubstantiali : « Lorsqu’on dit qu’il a la même forme et la même empreinte, qu’est-ce que cela signifie sinon l’identité de l’essence ? car lorsqu’il s’agit de Dieu, il n’est pas question de forme ni de visage. » De même ailleurs, la forme d’esclave, c’est l’humanité parfaitement ressemblante, de même que la forme de Dieu, c’est Dieu. Ainsi la kénose de la forme de Dieu n’est pas perte de « l’essence » divine, que le Fils « garde » dans l’incarnation.
Dans l’Exp. in Psalm. 44, §4, pour Chrysostome, Paul « ne sépare pas la chair de la divinité, ni la divinité de la chair, et ne confond pas les substances (surtout pas !), mais montre l’unité… » Dans l’In Genesim, hom. 34, 6, une paronomase dit cette unité : Paul parle « afin de montrer l’union de pensée et d’honneur du Père et du Fils et d’évoquer l’économie (ἵνα τὴν ὁμόνοιαν δείξῃ καὶ τὴν ὁμοτιμίαν Πατρὸς καὶ Υἱοῦ, καὶ τὴν οἰκονομίαν αἰνίξηται)… » En trois mots sont liés la théologie et l’économie. De fait, plus encore que la divinité du Fils – car la « forme d’esclave » est bien plus citée que la « forme de Dieu » –, c’est sa kénose qui intéresse Chrysostome dans ces versets.
Un sens approfondi de la kénose
La théologie kénotique de Chrysostome revêt quatre aspects :
1) la kénose est volontaire ; son abaissement n’est pas diminution, mais sa soumission est libre, son obéissance est le signe d’une liberté plus grande, de son amour pour les hommes.
2) elle se concrétise dans l’Incarnation dans tous ses aspects, la mort, la Croix.
3) ses effets : le salut du monde, la résurrection, la libération de l’esclavage, la conduite vers une « plus grande philosophie », la glorification des êtres humains en Dieu.
4) l’ultime dessein de la kénose, c’est qu’elle devienne celle du chrétien lui-même imitant le Maître qui s’est humilié pour avec lui être glorifié. Cette dimension éthique rejoint la visée initiale et finale du pasteur : l’humilité. Une dimension qui en compénètre une plus large, sur la terre comme au ciel, la dimension liturgique.
Il reste que Jean Chrysostome ne s’étale pas sur le comment de la kénose, qui reste un mystère au-delà des prétentions humaines, impliquant pour les hommes une kénose du savoir.
Conclusion
Cette recension plus complète des citations de Philippiens chez Jean Chrysostome, si elle ne modifie pas substantiellement la teneur des études antérieures, permet de mieux apprécier l’intérêt de Jean Chrysostome comme théologien, après les grands développements doctrinaux du ive siècle – y compris, pour ainsi dire, dans leur ombre. En effet, pour faire un grand théologien, ne faut-il pas un grand hérétique ? Irénée a eu Valentin, Basilide et Ptolémée, Tertullien a eu Marcion, Athanase et Hilaire ont eu Arius, Basile et les deux Grégoire ont eu Eunome ; malgré la vivacité des tenants des hérésies antérieures, l’Antiochien serait-il arrivé après la bataille ? Né une génération trop tard, sans avoir à forger lui-même les idées décisives, ne se contente-t-il pas de continuer la trajectoire de son maître Mélèce en suivant les avancées des Cappadociens ? Et n’est-il pas tombé dans une période de « creux » après Apolinaire et Macédonius, et avant Pélage, Nestorius et Eutychès ? Même comme exégète, les modernes lui reprochent, comme aux autres Pères, de faire de la « mauvaise exégèse ».
Comme exégète, pourtant, il a inspiré ses successeurs à travers les siècles. Aujourd’hui même il peut aider les exégètes à ne pas analyser le passage en dehors du contexte de la Lettre ou à se souvenir que Paul « se souciait davantage d’être un pasteur pour l’Église de Philippes que d’être un théologien de la christologie ». « Bouche d’or » pratiquait son exégèse plus volontiers par homélies que par commentaires linéaires, et il en va de même pour ses enseignements dogmatiques : son Contre Eunome à lui se déploie en sermons – ceux Sur l’incompréhensibilité de Dieu ou Contre les anoméens. Fidélité globale à la cohérence du texte commenté et théologie nativement pastorale : à ces deux traits bien connus, trois autres peuvent être ajoutés. Tout d’abord, il faut lui reconnaître le don de la formule, ; ensuite, il montre un sens aigu de la kénose ; enfin, lui qui pratiquement ne parle du « Logos » que pour commenter le début de l’Évangile de Jean – moins que toute autre, sa christologie n’est une « logologie » –, il professe un christianisme profondément incarné.